KHALIFA ABABACAR SY: Le khalife
Il est le symbole de la perpétuation de l’œuvre de Cheikh El Hadji Malick Sy disparu en 1922 dans un contexte de grandes interrogations sur le devenir d’un véritable projet de société et d’une Tijaniyya en mutation eu égard à son urbanisation, son expansion et devant faire face à de nombreux défis.
Au-delà du fait d’avoir surmonté ce que d’aucuns pouvaient voir comme l’obstacle de l’âge, voici le premier Khalife de Maodo, seulement âgé de 37 ans s’imposer comme le référent incontesté de son temps en matière de sagesse et de conseils avisés et toujours constructifs. Référent, il le sera aussi bien pour ses pairs des différentes « maisons religieuses » mais aussi pour une classe politique des plus rompue aux stratégies et aux modes de lutte de l’époque entre un gauchisme révolutionnaire, un syndicalisme montant et un socialisme africain naissant. Serigne Abdoul Aziz Sy Al-Amîn (RTA) ne cessait de confesser que sa plus grande préoccupation était de préserver le legs béni des anciens et y consacrer toute sa vie et son énergie dans le sillage de ses devanciers. C’est cela le défi qui interpelle toute jeunesse se réclamant de l’enseignement de Serigne Babacar (RTA).
Mais se donne-t-elle assez les moyens d’une telle « mission » pour mériter un tel héritage qui est en même temps une charge ? Cette jeunesse a-t-elle assez pris en compte dans le sillage de Serigne Babacar Sy toute la complexité de la responsabilité de perpétuer l’enseignement de Cheikh El Hadji Malick Sy (RTA) ?
Si Maodo avait été l’artisan d’une islamisation par décentralisation, Serigne Babacar Sy relèvera, à son tour, le défi de la perpétuation et de l’ancrage géographique et social de la Tarîqa ; ayant été celui qui mit sur pied ces cadres de socialisation confrérique avec des déclinaisons multidimensionnelles, socioprofessionnelles, territoriales du quartier à la région en passant par la ville et les plus petits villages (les dâ’ra).
Serigne Babacar Sy fit émerger au cœur de la haute fonction publique une structure permettant désormais aux cadres de l’Administration que l’on croyait à jamais façonnés par « l’école coloniale » de jumeler harmonieusement carrière professionnelle réussie et cheminement spirituel épanoui : la dâ’iratul Kirâm était née avec comme membres fondateurs la crème du service public de l’époque. Les répliques aussi bien au sein qu’en dehors de la Tijâniyya n’ont, depuis, jamais cessé ; permettant au soufisme sénégalais d’amorcer sa réforme du moins organisationnelle.
Lorsque disparaissait Maodo, le grand intellectuel de la trempe des Serigne Alioune Guèye et de Serigne ChaïbatouFall, Serigne Mbacké Bousso, avait même emprunté la métaphore d’un important « pilier qui s’effondra » (tahaddamaruknu dîni) pour l’islam du Sénégal, tellement Cheikh El Hadji Malick Sy avait entamé une œuvre de réforme non seulement spirituelle mais aussi sociétale ; la rupture avec ce que Serigne Cheikh Tidiane Sy Al-Maktoum appelait le « âda », ces conformismes coutumiers (âda), négateurs des volontés d’accomplissement et de progrès. Serigne Babacar Sy, tel son homonyme, Seydinâ Abu Bakr en 632, donna, par la constance de son action, les gages d’une continuité en poursuivant l’œuvre de redressemaent auquel il ajouta un nouveau style fait de fermeté dans les principes et surtoutl’incarnation de l’éthique.
Au-delà des cinq célèbres recommandations qui, en réalité, dans leur esprit, tenaient lieu d’un simple cadrage n’enfermant point et bridant encore moins l’ardeur et la créativité de ceux qui s’étaient armés de « himma » dans leur perpétuelle « hâl » de s’inscrire dans le mouvement, Serigne Babacar ne mettait qu’une seule limite au déploiement libéré dans le monde social : l’observance de l’éthique.
L’honnête ou le gentilhomme, conscient et digne de sa charge adamique que Serigne Babacar Sy cherchait à façonner à travers les deux piliers de sa Tarbiyya (hâl et himma) devait être surtout épris de moralité. Il ne devait jamais dévier de la vérité, en toutes circonstances, même lorsque ses intérêts voire son être étaient menacés : gor du tiit ba fenn !
L’homme digne et riche, avant tout, de ses valeurs morales au point de cultiver une générosité d’âme le préservant du vice et de la corruption, ne devait être point tenté par les biens d’autrui ou par sa richesse même étalée au point de s’en servir en dehors de la licéité :
L’homme fidèle et loyal, aux valeurs chevaleresques et à la dignité inébranlable devant les vicissitudes d’un monde où le pouvoir et l’avoir tournent entre les mains des désignés du destin d’un temps, devait, selon l’enseignement de Serigne Babacar Sy, avoir le courage et la noblesse d’âme de revendiquer ses amitiés, sa fidélité à ses alliés même d’infortune, sans calcul ni opportunisme, encore moins delâcheté : Gor Du Kham Fakk !
Puisqu’on le décrit tellement fidèle qu’il se réservait de se séparer d’une simple coiffe (son bonnet carré) avec laquelle le temps l’avait lié et que les regards de ses admirateurs n’abandonnaient jamais, dans sa démarche éducative, SerigneBabacar Sy, inscrit la fidélité au cœur de sa charte moralegarante d’un monde éthique : Gor du japp bayyi !
Puisqu’enfin, dans son modèle, la vérité, l’honnêteté, la loyauté et la fidélité constituaient le carré d’As d’un schéma éducatif devant structurer une vie spirituelle et temporelle se fondant ensemble dans l’éthique, Serigne Babacar Sy fit de la constance le maître-mot d’une sagesse devant permettre de sauvegarder les valeurs nécessaires pour faire société : Gor du Soppéku !
Lorsque Cheikh El Hadji Malick Sy s’installa à Tivaouane à partir de 1902, les séquelles étaient encore là d’une société féodale longtemps marquée par le règne de l’injustice sociale et d’une religiosité dans laquelle dominait ce que Cheikh Ahmed Tidiane Sy appelait « âda » avaient imposé à Maodoune nécessaire rupture conceptuelle. La relation entre le disciple et son maître spirituel devait quitter la sphère d’une domination charismatique –comme dirait Max Weber – pour s’inscrire dans la logique d’une filiation a-sanguine et pleinement spirituelle.
Serigne Babacar Sy était le père de tous, aujourd’hui le grand-père d’une jeunesse qui admire ses qualités morales sans l’avoir visuellement admiré dans son élégance d’âme et de personnalité tel que la geste nous le décrit à travers poèmes, chants et inconsolables thrènes.
C’est, justement, par ce lien de paternité universelle, au-delà de la descendance familiale ou de patronyme, que Cheikh Ahmed Tidiane Sy Al-Maktoum l’interpelle pour renouveler le pacte à durée indéterminée, une allégeance inscrite dans la durabilité d’un lien, lui-même éternel, en dehors de la temporalité limitatrice : Abûnâ Abu Bakrine Wa in kâna fil qabri/Radînâ bihî shaykhan ilâ âkhiri dahrî.(Notre père Aboubacar, même dans la tombe, sera notre guide agréé jusqu’à la fin des temps)
Ce pacte est tellement intemporel que, plus de soixante ans après des jeunes de divers horizons qui ne le connaissent que par son effigie interpellatrice, avec grande soif de spiritualité,le lui renouvelle sans fin.
Mais au-delà de la simple commémoration cherchant, certes, à revivifier le pacte à travers la ferveur du renouvellement d’allégeance, faisant face à des crises multiformes, nous réinterrogeant sur le sens de l’éthique, de la morale mais surtout sur notre réelle volonté d’impulser les dynamiques de changement qu’impose notre temps, notre génération a-t-elle posé assez de jalons qui puissent rassurer sur sa capacité de perpétuer Serigne Babacar, un Sy sublime et inspirant cheikh d’oeuvre ?
Bakary Sambe